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Elle est montée sur la terrasse. Elle a failli
se recroqueviller sur son chagrin mais, là, un élan, une envie, quelque chose à l'intérieur, lui a soufflé de repousser la table, les chaises, les transats, de faire de la place... Et
danser.
Sur la terrasse du chalet éclairée par la lune, Valentine se répétait les mots de David en boucle, en courant sur place durant un long moment. Puis elle arrêta sa course et continua en piétinant, remontant les genoux très haut. On entendait à travers le rythme et le bruit sec de ses pieds nus sur la terrasse, la force de sa douleur. Après de longues minutes, elle tourna, avança, changea de direction, les bras projetés vers l’avant et se jeta au sol dans une glissade, puis elle s’arrêta à l’écoute du silence de la nuit. Mais son corps de façon subtile continuait à bouger. Une respiration allongea son bras à l’infini pour attraper l’image de David qui lui échappait. Alors elle s’est mise à crier, à hurler avec des gestes d’une violence inouïe qui ressemblait à la folie.
Etendue par terre, le visage tourné vers le sol, les bras derrière le dos comme ligotés, une jambe en arrière et l’autre devant, elle ressemblait à un corps désarticulé, comme si elle avait été touchée en plein vol, par la violence d’un coup net et sec. Alors elle a puisé dans ses jambes la force de se relever. Une voix lointaine lui disait : « Il faut que tu crées le rythme d’une chute... Avant de tomber, tu dois te débarrasser de ta conscience.»
C’était une façon de lâcher prise dans la chute. Alors elle se laissa tomber volontairement, se releva, recommença. Elle essayait de trouver le relâchement de tout son corps pour que la chute lui fasse moins mal, pour amortir la douleur par le moelleux de sa chair et apprendre à se protéger.
Valentine roula par terre au ralenti. Tout son corps tendu s’est déployé, ses jambes en tournant glissaient sur le bois, s’allongeaient jusqu’aux pointes. Puis elle s’est arrêtée sur le dos, les bras en croix, le regard vers le ciel, elle se souvenait du parfum de la peau de David avec l’odeur des plantes sèches de leur premier été. Sa tête roulait sur le bois de la terrasse, les lèvres entrouvertes, un doigt sur le souvenir d’un baiser. Son regard en direction des étoiles creusait sa nuque et soulevait sa poitrine. Avec ses hanches, elle semblait dessiner sur le sol les lettres I et deux L qui la faisait onduler. Une jambe a continué par tracer le U dans l’espace silencieux de la nuit, l’autre jambe a suivi avec la lettre S, en croisant la première. Puis sur le ventre, sa main gauche dans une caresse a écrit un deuxième I avec un point en forme de cercle au-dessus, son bras droit enchaîna avec un cercle plus large pour le O et elle a fini dans un souffle par la lettre N toujours en majuscule.
Avec son corps, elle dansait l' I-L-L-U-S-I-O-N de leur amour, un rêve qui s'était évanoui peu à peu et qui prenait fin cette nuit.
Elle a fermé les yeux, les paumes de ses mains se sont mises à glisser sur son visage, puis sur chaque partie de son corps meurtri, des épaules vers le bout de ses doigts, du milieu de la poitrine en direction des côtes et du ventre. En se tournant sur le côté, elle a continué à glisser ses doigts des hanches jusqu’à la pointe des pieds en s’enroulant comme un chat. Avec ses mains, elle semblait se laver de l’humiliation qu’elle avait ressentie tout au long de la soirée et plus encore depuis tous ces derniers mois.
A demi accroupie, elle s’est retournée, le corps plaqué sur la baie vitrée de la terrasse comme un mur transparent ou une impasse, dont elle cherchait l’issue. Le mouvement était profond, chargé et empreint d’une émotion particulière créée par la sensation d’abandon. Elle dansait l’abandon de cette nuit et celui d’hier, l’enfermement dans l’abandon, et le manque d’amour, qui crée une carapace.
Elle est restée longtemps immobile contre la vitre, bloquée dans cette impasse, sans bouger, sans un souffle, les muscles tétanisés. Et puis, doucement elle s’est remise en mouvement, ses mains ont quitté la surface vitrée, ses bras se sont libérés, elle a rejeté la tête et ses longs cheveux en arrière.
Le visage dégagé, elle s’est retournée face au monde, à la lune et au ciel étoilé. Ses mouvements sont devenus plus doux. Son corps ondulait lentement et chaque partie s’harmonisait avec les autres avec une légèreté nouvelle. Elle s’évadait de sa prison et les mouvements de son corps libéraient son âme de l’enfermement. Il y avait une force, une puissance dans ce lâcher-prise et en même temps, on sentait la fragilité. C’était très beau à regarder.
Danser la libérait du manque, de la douleur, de la trahison, de l’humiliation, de la tristesse, de l’abandon, et même de l’interdit de danser qu’elle avait accepté sans un mot dans la frustration, parce que la danse était en elle depuis l’enfance, bien avant les cours avec mademoiselle Lise. Le mouvement faisait partie intégrante de sa façon d’être au monde. Jacques le savait bien. Il était rempli d’émotion là-haut sur le balcon à la regarder danser. Il est descendu sur la terrasse et Valentine s’est laissée tomber dans ses bras, épuisée. Il l’a enveloppée d’une couverture et de son silence jusqu’à ce qu’elle s’endorme apaisée.
Christine B. Avril 2022